LES « NOUVEAUX BLANCS » À LA TÊTE DU CAMEROUN Par Thomas Cantaloube
Soixante ans après son indépendance, le Cameroun reste une
nation pauvre où se perpétue un système de gestion et de contrôle colonial.
Plus que d’autres pays d’Afrique francophone, il représente l’échec volontaire
d’une décolonisation afin que rien ne change.
De notre envoyé spécial au Cameroun. - À Yaoundé, comme dans
de nombreuses capitales d’Afrique de l’Ouest, le centre-ville est parsemé de
bâtiments gouvernementaux, chaque ministère, sous-ministère ou direction
déléguée affichant fièrement sa raison d’être par le truchement d’un panneau
apposé devant l’entrée. Les fonctionnaires en costume-cravate malgré la chaleur
étouffante une grande partie de l’année se fraient chaque matin un chemin, à
pied ou en taxi, parmi les ornières et les vendeurs ambulants, vers leur poste.
La grande artère du centre, le boulevard du 20-Mai comprend, comme la plupart
des villes camerounaises, un espace de parade militaire encadré d’estrades pour
accueillir le président et son gouvernement.
On pourrait croire qu’avec une telle profusion d’apparats
officiels, le Cameroun est un pays bien gouverné. On aurait tort. Sauf à
considérer qu’un État dirigé par un fantôme fait partie des hypothèses
envisagées par les constitutionnalistes français, puis camerounais, qui ont mis
le régime en place en 1960.
Paul Biya, 86 ans, est président depuis 1982, ce qui n’en
fait pas le chef d’État avec la plus grande longévité, mais presque (Teodoro
Obiang Nguema en Guinée équatoriale détient le triste record actuel).
Auparavant, il avait été premier ministre pendant sept ans et secrétaire
général à la présidence pendant sept également. Autrement dit, il squatte les
plus hautes instances du pouvoir camerounais depuis une époque où le général de
Gaulle n’imaginait pas encore la révolte étudiante de 1968.
Mais Paul Biya existe-t-il encore ? L’homme a toujours été
avare d’apparitions publiques et encore plus de déplacements en province
(exception faite pour son village natal), mais son absence et son silence
depuis une décennie sont devenus tellement notables que plus personne ne sait
véritablement qui dirige le pays. Et lorsqu’il daigne se montrer en public,
comme lors de la fête nationale du 20 mai 2019, son attitude suscite davantage
d’interrogations que de certitudes : une vidéole montrant hagard, poussé par son
épouse à lever les bras pour saluer la foule, a fait le tour du pays, assortie
de commentaires où le désespoir l’emportait sur la moquerie.
Pourtant, on peut difficilement dire que les choses
fonctionnent toutes seules au Cameroun. Le pays est plongé dans une guerre
civile dissimulée mais sanglante dans sa partie anglophone (nous y reviendrons
dans un article de cette série), et des incursions du groupe terroriste Boko
Haram au nord, son économie tourne au ralenti si on la compare à celles de ses
voisins régionaux, ses indices de compétitivité ou de corruptionfigurent au
plus bas des palmarès mondiaux et, insulte suprême, la Coupe d’Afrique des
nations de football de 2019 lui a été retirée au dernier moment en raison de
son incapacité à organiser correctement l’événement. Mais le pire est que tous
ces revers, tous ces échecs, se déroulent dans une forme d’indifférence
générale, un « j’menfoutisme » taciturne partagé aussi bien par les élites
locales que par Paris, l’ancienne puissance tutélaire.
L’histoire récente du Cameroun, au fond, est celle d’une
décolonisation ratée. Une accession à l’indépendance, en 1960, qui n’a rien
changé et qui, selon de nombreux Camerounais, a, au contraire, contribué à
perpétuer et renforcer le système mis en place par les colons. Le propos de
cette série d’articles dans Mediapart n’est pas d’évaluer le degré de réussite
d’une entreprise de décolonisation (au regard de quoi d’ailleurs ? des
malheureux exemples britanniques, portugais ou belges ?), mais d’examiner
comment et par quels mécanismes la France et ses affidés au Cameroun, ont fait
en sorte qu’un pays riche en ressources humaines, minérales, agricoles, géographiques
et même linguistiques ne puisse marcher fièrement sur ses deux jambes soixante
ans après son indépendance.
« L’État camerounais aujourd’hui est colonial : il est centralisé et
autoritaire », affirme Patrick, ancien syndicaliste étudiant devenu militant de
la société civile (voir Boîte noire). Un exemple ? Les 10 régions et 58
départements du pays sont dirigés respectivement par des gouverneurs et des
préfets nommés par la présidence ; 97 % du budget de l’État est géré au niveau
national et 3 % au niveau communal (seule instance élue). « À l’École nationale
d’administration et de magistrature (Énam), la formation universitaire
privilégiée pour devenir haut fonctionnaire, on enseigne encore le
“commandement”, pas le service public. Pareil au niveau de la formation
militaire, où l’on apprend toujours aux soldats à considérer le peuple comme un
ennemi avec des cours sur les thèmes de la rébellion, de la sédition, etc.
», poursuit Patrick.
Le premier président du Cameroun, Amadou Ahidjo avait été
sélectionné par Paris à l’octroi de l’indépendance. Le second, Paul Biya, a été
formé puis recommandé à Ahidjo par les Français. Et c’est tout, puisque le
Cameroun n’a eu que deux chefs d’État en soixante ans (un record en Afrique). «
Biya n’a jamais fait de politique militante, n’a jamais été confronté au débat
contradictoire, c’est un homme de dossiers », rapporte Christophe,
vieux militant d’opposition upéciste (par référence à l’UPC, l’ancien mouvement
pro-indépendance).
On appelle les dirigeants du pays « les nouveaux Blancs »
« Biya a copié le système des colons, ce sont les mêmes méthodes de
contrôle, de division et de répression, continue Christophe. Il a inventé des
divisions ethniques qui n’existaient pas pour susciter les désaccords entre les
citoyens. Il a créé un système électoral contrôlé de A à Z par le gouvernement,
avec une commission de contrôle composée de gens nommés par lui et grassement
rémunérés. Enfin, à tout moment, on est susceptible d’être arrêté par la police
et relâché sans décision judiciaire : c’est le fait du président. »
Maurice Kamto, longtemps homme du sérail devenu opposant et
candidat à la présidentielle de 2018 (où il est arrivé en seconde position avec
officiellement 14 % des voix) a été arrêté en janvier 2019 parce qu’il proclamait
sa victoire électorale. C’est un sort fréquent pour les opposants ou les
intrigants qui convoitent davantage de pouvoir au sein du régime. «
Tant que tu ne trahis pas Paul Biya, tu fais ce que tu veux », résume
Théophile Yimgaing Moyo, architecte et président du Mouvement citoyen (MOCI).
« On parle beaucoup des “démocraties illibérales” ces temps-ci en
Occident, ironise Franck Essi, secrétaire général du Parti du peuple
camerounais. Au Cameroun, nous vivons sous une dictature libérale : Paul Biya tolère
la contestation verbale, mais pas celle qui s’aventure plus loin :
manifestations, recours administratifs, contestation des résultats électoraux…
» De plus, très souvent, pour ne pas dire toujours, politique et corruption
sont imbriquées. Ce qui s’avère bien commode pour contrôler les dirigeants et
les incarcérer si le besoin s’en fait sentir. « Tous les gens qui ont volé ne
sont pas en prison, mais ceux qui sont en prison ont volé », assène
Théophile Yimgaing Moyo qui juge cruellement les élites de son pays dont il est
pourtant proche par son parcours et ses liens familiaux avec des membres,
passés et présents, du gouvernement Biya.
« Quand quelqu’un est nommé à un poste de responsabilité, même très
petit, tout le monde va chez lui faire la fête, car on sait qu’il va avoir les
clés de la caisse, s’attriste Pierre, un militant environnementaliste. La
corruption et les passe-droits sont devenus la norme dans le pays et il sera
très difficile de revenir en arrière. » Comme le pays manque
cruellement de travail, il est facile d’acheter les gens.
« Quand quelqu’un appelle au téléphone pour
vous corrompre et que vous refusez, ce sont toujours les mêmes arguments :
“Mais tu ne veux pas aider ta famille ? Construire ta maison ? Payer des études
à l’étranger à tes enfants ?”, raconte Franck Essi. On présente souvent la
corruption en Afrique comme une histoire de famille ou de tribalisme, mais au
fond, c’est l’expression de l’individualisme occidental ! » Moi avant
mes frères, ma famille avant mon pays, mon bien-être avant celui de mes
concitoyens.
La corruption, les postes attribués selon des principes clientélistes,
la distance entre gouvernants et gouvernés… pas étonnant qu’au Cameroun on
appelle les dirigeants du pays « les nouveaux Blancs ». Comme si l’on avait
remplacé les visages pâles des administrateurs coloniaux par des figures
d’ébène sans rien toucher par ailleurs. Et c’était sans doute le but recherché.
Davantage que la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou d’autres
ex-dépendances française plus pauvres, le Cameroun demeure une nation
assujettie et amorphe. Parce que Paris y a mené une guerre brutale et méconnue
avant et après l’indépendance (nous l’examinerons dans le deuxième article de
cette série), car cela servait ses intérêts de l’époque, la France a contribué
à éradiquer les velléités politiques locales et installer durablement un régime
où colons et colonisés sont Camerounais.
Même si l’influence de la France a diminué, notamment parce
que les intérêts économiques ne sont plus aussi prégnants qu’en 1960, elle n’en
demeure pas moins un facteur de la situation camerounaise. Appui militaire dans
la lutte contre les islamistes de Boko Haram, passerelle vers le bourbier
centrafricain, voix du Cameroun assurée à l’ONU, « la France soutient le régime de
Biya au nom de la stabilité », confirme Franck Essi. Mais aussi de ce
qui reste de ses intérêts économiques, quand bien même la Chine et la Turquie
occupent de plus en plus de place. On compte un peu plus de 300 sociétés
françaises qui opèrent dans le pays, dont beaucoup dans le commerce du bois,
particulièrement opaque.
Dernier exemple en date de cette connivence qui perdure, et
qui a beaucoup fait jaser : la construction d’un nouveau pont à Douala pour
franchir la rivière Wouri. L’Agence française de développement (AFD) avait
accepté d’en financer une bonne partie grâce à un prêt. La suite c’est un
connaisseur du dossier qui la raconte : « Quand les enveloppes des appels d’offres
sont ouvertes, c’est une entreprise chinoise qui l’emporte avec un coût de
réalisation extrêmement inférieur à la proposition de la Sogea-Satom française
(filiale du groupe Vinci). Cela est évidemment intolérable pour Paris qui
intervient auprès du gouvernement. Résultat : Sogea-Satom emporte le marché,
mais sous-traite toute l’exécution à l’entreprise chinoise ! Finalement, la
société française a empoché une marge financière considérable sans rien faire
et le Cameroun paye son pont un prix bien plus élevé, dont le remboursement du
prêt à l’AFD. » Pour parachever l’indignité, deux mois après sa mise en
service, l’ouvrage a été submergé par les eaux à la première grosse pluie…
Pendant ce temps, Paul Biya ne donne aucun signe de vouloir
partir, ni même de promouvoir un successeur. Il demeure fantomatique, tout
comme la main de la France. Les spectres continuent de hanter le pays depuis
soixante ans, éloignant opposants et réformateurs.
Prochain épisode : la sale guerre du Cameroun
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source
:https://www.mediapart.fr/journal/international/110819/les-nouveaux-blancs-la-tete-du-cameroun
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